C’est l’appel. Tous les blocks rendent leurs ombres. Avec des mouvements gourds de froid et de fatigue une foule titube vers la Lagerstrasse1. La foule s’ordonne par rangs de cinq dans une confusion de cris et de coups. Il faut longtemps pour que se rangent toutes ces ombres qui perdent pied dans le verglas, dans la boue ou dans la neige, toutes ces ombres qui se cherchent et se rapprochent pour être au vent glacé de moindre prise possible. Puis le silence s’établit. Le cou dans les épaules, le thorax rentré, chacune met ses mains sous les bras de celle qui est devant elle. Au premier rang, elles ne peuvent le faire, on les relaie. Dos contre poitrine, nous nous tenons serrées, et tout en établissant ainsi pour toutes une même circulation, un même réseau sanguin, nous sommes toutes glacées. Anéanties par le froid. Les pieds, qui restent extrémités lointaines et séparées, cessent d’exister. Les godasses étaient encore mouillées de la neige ou de la boue d’hier. Elles ne sèchent jamais. Il faudra rester des heures immobiles dans le froid et dans le vent. Nous ne parlons pas. Les paroles glacent sur nos lèvres. Le froid frappe de stupeur tout un peuple de femmes qui restent debout immobiles. Dans la nuit. Dans le froid. Dans le vent. Personne ne pense « à quoi bon » ou bien ne le dit pas. A la limite de nos forces, nous restons debout. […] C’est l’appel du matin. Le ciel se colore lentement à l’est. Une gerbe de flammes s’y répand, des flammes glacées, et l’ombre qui noie nos ombres se dissout peu à peu et de ces ombres se modèlent les visages. Tous ces visages sont violacés et livides, s’accentuent en violacé et en livide à proportion de la clarté qui gagne le ciel et on distingue maintenant ceux que la mort a touchés cette nuit, qu’elle enlèvera ce soir. Car la mort se peint sur le visage, s’y plaque implacablement et il n’est pas besoin que nos regards se rencontrent pour que nous comprenions toutes en regardant Suzanne Rose qu’elle va mourir, en regardant Mounette qu’elle va mourir. […] L’ombre se dissout un peu plus. Les aboiements des chiens se rapprochent. Ce sont les SS qui arrivent. Les blockhovas crient « Silences ! » 2 dans leurs langues impossibles. Le froid mord aux mains qui sortent de sous les bras. Quinze mille femmes se mettent au garde-à-vous. Les SS passent – grandes dans la pèlerine noire, les bottes, le haut capuchon noir. Elles passent et comptent. Et cela dure longtemps. […] Il faut attendre encore, attendre le jour. Lagerstrasse : baraque du camp. 1 Blockhovas : déportées choisies par les SS pour faire régner l’ordre dans les blocks.L’ombre se dissout. Le ciel s’embrase. On voit maintenant passer d’hallucinants cortèges. […] Ce sont les mortes de la nuit qu’on sort des revirs3 pour les porter à la morgue. Elles sont nues sur un brancard de branches grossièrement assemblées, un brancard trop court. Les jambes – les tibias – pendent avec les pieds au bout, maigres et nus. La tête pend de l’autre côté, osseuse et rasée. Extrait de Aucun de nous ne reviendra, Charlotte Delbo (1965). David Olère, Les inaptes au travail, huile sur toile, mémorial de l’héritage juif (New York), années 1950. Travail sur le texte littéraire (50 points - 1h10) Les réponses doivent être entièrement rédigées. COMPRÉHENSION ET COMPÉTENCES D’INTERPRÉTATION : (34 points) 1. a. Où se déroule l’action de cet extrait ? Justifie ta réponse en relevant au moins trois éléments du texte. (2,5 points) b. À quelle période de l’année se déroule cet extrait ? Nomme et relève un champ lexical pour justifier ta réponse. (2,5 points) 2. a. Quel rituel quotidien est mentionné dans cet extrait ? (1 point) b. Divise le texte en trois étapes que tu expliqueras. (4 points) c. En quoi cela est-il éprouvant ? Ta réponse prendra appui sur trois arguments, le lexique du texte et un procédé stylistique. (6,5 points) 3. « Tous les blocks rendent leurs ombres. » (ligne 1) : a. Quelle figure de style est utilisée dans cette phrase ? Explique-la et interprètela. (4 points) b. Quelle différence faites-vous entre « ombre » (ligne 1) et « ombre » (ligne 30) ? (2 points) 4. « Dos contre poitrine, nous nous tenons serrées, et tout en établissant ainsi pour toutes unes même circulation, un même réseau sanguin, nous sommes toutes glacées » (lignes 11 à 13) : a. Quelle conséquence cette épreuve a-t-elle sur le groupe ? (1 point) b. Dans cette phrase, relève une figure de style que tu nommeras et que tu expliqueras. (2 points) 5. À quelle couleur associes-tu cet extrait ? Justifie ta réponse en citant le texte et explique ton interprétation. (3 points) 6. Quels liens peux-tu établir entre le texte et l’image ? Ta réponse prendra appui sur trois éléments de description ainsi que sur des citations du texte. (5,5 points) GRAMMAIRE ET COMPÉTENCES LINGUISTIQUES : (16 points) 7. « Les pieds, qui restent extrémités lointaines et séparées, cessent d’exister. » (lignes 14 et 15 ) : a. Quel est le sujet du verbe souligné ? (1 point) b. Quelle es
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