1. Commentaire
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Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1950
Chapitre 1 de la deuxième partie
Dans Un barrage contre le Pacifique, roman inspiré de son enfance, Marguerite Duras raconte l'histoire d'une famille. Une mère, son fils (Joseph) et sa fille (Suzanne), colons en Indochine française, sont confrontés à la misère; en cause, les terres impropres à la culture qui leur ont été attribuées par l'administration française L'extrait qui suit ouvre la seconde partie de l'œuvre. Il s'agit de montrer la grande ville coloniale, ses rues, son quartier blanc, ses trafics, ses lieux de loisirs.
C'était une grande ville de cent mille habitants qui s'étendait de part et d'autre d'un large et beau fleuve.
Comme dans toutes les villes coloniales il y avait deux villes dans cette ville, la blanche et l'autre. Et dans la ville blanche il y avait encore des différences.
La périphérie du haut quartier, construite de villas, de maisons d'habitation, était la plus large, la plus aérée, mais gardait quelque chose de profane'. Le centre, pressé de tous côtés par la masse de la ville, éjectait des buildings chaque année plus hauts. Là ne se trouvaient pas les Palais des Gouverneurs, le pouvoir officiel, mais le pouvoir profond, les prêtres de cette
Mecque, les financiers.
Les quartiers blancs de toutes les villes coloniales du monde étaient toujours dans ces années-là, d'une impeccable propreté. Il n'y avait pas que les villes.
Les Blancs aussi étaient très propres. Dès qu'ils arrivaient, ils apprenaient à se baigner tous les jours, comme on fait des petits enfants, et à s'habiller de l'uniforme colonial, du costume blanc, couleur d'immunité et d'innocence. Dès lors, le premier pas était fait. La distance augmentait d'autant, la différence première était multipliée, blanc sur blanc, entre eux et les autres, qui se nettoyaient avec la pluie du ciel et les eaux limoneuses des fleuves et des rivières. Le blanc est en effet extrêmement salissant.
Aussi les Blancs se découvraient-ils du jour au lendemain plus blancs que jamais, baignés, neufs, siestant à l'ombre de leurs villas, grands fauves a la robe fragile.
Dans le haut quartier n'habitaient que les Blancs qui avaient fait fortune. Pour marquer la mesure surhumaine de la démarche blanche, les rues et les trottoirs du haut quartier étaient immenses. Un espace orgiaque*, inutile était offert aux pas négligents des puissants au repos. Et dans les avenues glissaient leurs autos caoutchoutées, suspendues, dans un demi-silence impressionnant.
Tout cela était asphalté, large, bordé de trottoirs plantés d'arbres rares et séparés en deux par des gazons et des parterres de fleurs le long desquels stationnaient les files rutilantes des taxis-torpédos.
Arrosées plusieurs fois par jour, vertes, fleuries, ces rues étaient aussi bien entretenues que les allées d'un immense jardin zoologique où les espèces rares des Blancs veillaient sur elles-mêmes. Le centre du haut quartier était leur vrai sanctuaire. C'était au centre seulement qu'à l'ombre des tamariniers® s'étalaient les immenses terrasses de leurs cafés. Là, le soir, ils se retrouvaient entre eux. Seuls les garçons de café étaient encore indigènes, mais déguisés en Blancs, ils avaient été mis dans des smokings, de même qu'auprès d'eux les palmiers des terrasses étaient en pots. Jusque tard dans la nuit, installés dans des fauteuils en rotin derrière les palmiers et les garçons en pots et en smokings, on pouvait voir les Blancs suçant pernods', whisky-sodas, ou martel-perrier'®, se faire, en harmonie avec le reste, un foie bien colonial.
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