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Jacques Sternberg, Le Crédo (1990) (récit intégral)
Il avait toujours été fasciné par la publicité à la télévision. Il n'en manquait jamais aucune, les jugeait
pleines d'humour, d'invention, et même les films l'intéressaient moins que les coupures publicitaires dont ils
étaient lardés. Et pourtant la pub ne le poussait guère à la consommation effrénée, loin de là. Sans être
avare, ni particulièrement économe, il n'associait pas du tout la publicité à la notion d'achat.
Jusqu'au jour où il abandonna son apathie d'avaleur d'images pour prendre quelque recul et constater que
la plupart des pubs ménagères, alimentaires, vacancières ou banalement utilitaires étaient toutes, d'une
façon ou d'une autre, fondées sur la notion du plus, de la réussite à tous les niveaux, de la santé à toute
épreuve, de l'hygiène à tout prix, de la force et de la beauté obtenues en un seul claquement de doigt.
Or, il avait toujours vécu avec la conscience d'être un homme fort peu remarquable, ni bien
séduisant ni tellement laid, de taille moyenne, pas très bien bâti, plutôt fragile, pas spécialement attiré par
les femmes et fort peu attirant aux yeux de ces mêmes femmes. Bref, il se sentait dans la peau d'un
homme comme tant d'autres, anonyme, insignifiant, impersonnel.
Il en avait souffert parfois, il s'y était fait à la longue. Jusqu'au jour où, brusquement, toutes les
publicités engrangées lui explosèrent dans la tête pour se concentrer en un seul flash aveuglant, converger
vers une volonté bouleversante qui pouvait se résumer en quelques mots : il fallait que ça change, qu'il
devienne une bête de consommation pour s'affirmer un autre, un plus, un must, un extrême, un miracle des
mirages publicitaires.
Il consacra toute son énergie et tout son argent à atteindre ce but : se dépasser lui-même. Parvenir
au stade suprême : celui d'homme de son temps, de mâle, de héros de tous les jours, tous terrains, toutes
voiles dehors.
C'est sur le rasoir Gillette qu'il compta pour décrocher la perfection au masculin et s'imposer comme
le meilleur de tous en tout dès le matin. La joie de vivre, il l'ingurgita en quelques minutes grâce à deux
tasses de Nescafé. Après s'être rasé, il s'imbiba de Savane, l'eau de toilette aux effluves sauvages qui
devaient attirer toutes les femmes, à l'exception des laiderons, évidemment. Et pour mettre encore plus
d'atouts dans son jeu, en sortant de son bain, il s'aspergea de City, le parfum de la réussite. Sans oublier
d'avaler son verre d'eau d'Évian, la seule qui devait le mener aux sources pures de la santé. Il croqua
ensuite une tablette de Nestlé, plus fort en chocolat, ce qui ne pouvait que le rendre plus fort dans la vie.
Puis il décapsula son Danone se délectant de ce yaourt spermatique, symbole visuel de la virilité. Et
termina par quelques gorgées de Contrex, légendaire contrat du bonheur.
Il eut la prudence de mettre un caleçon Dim, celui du mâle heureux. Sa chemise avait été lavée par
Ariel qui assurait une propreté insoutenable repérable à cent mètres. Il rangea ses maigres fesses dans un
Levi's pour mieux les rendre fascinantes à chaque mouvement. Il enfila ses Nike à coussins d'air, avec la
conscience de gagner du ressort pour toute la journée. Son blouson Adidas lui donna un supplément
d'aisance, celle des jeunes cadres qui vivaient entre jogging et marketing.
Avant de sortir pour aller au bureau, il vida une bouteille de Coca-Cola pour sentir lui couler dans
les veines la sensation Coke, il croqua ensuite une bouchée Lion qui le fit rugir de bonheur et le gorgea
d'une bestiale volonté de défier le monde de tous ses crocs. Il ne lui restait plus qu'à poser sur son nez ses verres solaires Vuarnet, les lunettes du champion, et d'allumer une Marlboro, la cigarette de l'aventurier
toujours sûr de lui, que ce soit dans la savane ou sur le périphérique. Lesté, des yeux aux pieds, de tous ces ingrédients de choc, il aborda sa journée de morne travail
aux assurances en enlevant avec brio quelques affaires en suspens depuis des semaines et constata que
plusieurs employées se retournaient sur son passage dans les corridors, sans compter que l'une d'elles lui
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