Séquence 2-Séance 5: LA n°3: le procès de Meursault
L'après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l'air épais de la salle et les petits éventails
multicolores des jurés s'agitaient tous dans le même sens. La plaidoirie de mon avocat me semblait ne devoir jamais
finir. À un moment donné, cependant, je l'ai écouté parce qu'il disait : « Il est vrai que j'ai tué. >> Puis il a continué sur
ce ton, disant << je »> chaque fois qu'il parlait de moi. J'étais très étonné. Je me suis penché vers un gendarme et je lui
ai demandé pourquoi. Il m'a dit de me taire et, après un moment, il a ajouté : « Tous les avocats font ça. » Moi, j'ai
pensé que c'était m'écarter encore de l'affaire, me réduire à zéro et, en un certain sens, se substituer à moi. Mais je
crois que j'étais déjà très loin de cette salle d'audience. D'ailleurs, mon avocat m'a semble ridicule. Il a plaidé la
provocation très rapidement et puis lui aussi a parlé de mon âme. Mais il m'a paru qu'il avait beaucoup moins de
talent que le procureur. « Moi aussi, a-t-il dit, je me suis penché sur cette âme, mais, contrairement à l'éminent
représentant du ministère public, j'ai trouvé quelque chose et je puis dire que j'y ai lu a livre ouvert. » Il y avait lu que
j'étais un honnête homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l'employait, aimé de tous et
compatissant aux misères d'autrui. Pour lui, j'étais un fils modèle qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu'il
l'avait pu. Finalement j'avais espéré qu'une maison de retraite donnerait à la vieille femme le confort que mes moyens
ne me permettaient pas de lui procurer. « Je m'étonne, Messieurs, a-t-il ajouté, qu'on ait mené si grand bruit autour
de cet asile. Car enfin, s'il fallait donner une preuve de l'utilité et de la grandeur de ces institutions, il faudrait bien
dire que c'est l'État lui-même qui les] subventionne. »> Seulement, il n'a pas parlé de l'enterrement et j'ai senti que
cela manquait dans sa plaidoirie. Mais à cause de toutes ces longues phrases, de toutes ces journées et ces heures
interminables pendant lesquelles on avait parlé de mon âme, j'ai eu l'impression que tout devenait comme une eau
incolore où je trouvais le vertige.
À la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l'espace des salles et des prétoires, pendant
que mon avocat continuait à parler, la trompette d'un marchand de glace a résonné jusqu'à moi. J'ai été assailli des
souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait plus, mais où j'avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies:
des odeurs d'été, le quartier que j'aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce que je faisais
d'inutile en ce lieu m'est alors remonté à la gorge et je n'ai eu qu'une hâte, c'est qu'on en finisse et que je retrouve
ma cellule avec le sommeil. C'est à peine si j'ai entendu mon avocat s'écrier, pour finir, que les jurés ne voudraient
pas envoyer à la mort un travailleur honnête perdu par une minute d'égarement et demander les circonstances
atténuantes pour un crime dont je traînais déjà, comme le plus sûr de mes châtiments, le remords éternel. La cour a
suspendu l'audience et l'avocat s'est assis d'un air épuisé. Mais ses collègues sont venus vers lui pour lui serrer la
main. J'ai entendu : « Magnifique, mon cher. » L'un d'eux m'a même pris à témoin: «Hein?» m'a-t-il dit. J'a
acquiescé, mais mon compliment n'était pas sincère, parce que j'étais trop fatigué.
Albert CAMUS, L'Etranger, II, 4,
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