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Séance
Antigone de Jean Anouilh
Le roi Créon a expliqué à sa nièce Antigone
que ses deux frères, Étéocle et Polynice, étaient
des vauriens et qu'ils s'étaient conduits de fa-
con ignoble avec leur père Edipe. Convaincue
de l'inutilité de son sacrifice, Antigone s'ap-
prête à remonter dans sa chambre...
CREON.
[...] Marie-toi, vite, Antigone, sois
heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois. C'est
une eau que les jeunes gens laissent couler sans
le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes
s mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu ver-
ras, cela deviendra une petite chose dure et simple
qu'on grignote, assis au soleil. Ils te diront tous
le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force
et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute
10 pas quand je ferai mon prochain discours devant
le tombeau d'Étéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien
n'est vrai que ce qu'on ne dit pas... Tu l'appren-
dras toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on
aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil
15 qu'on tient bien dans sa main, un bane pour se
reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mé-
priser encore, mais de découvrir cela, tu verras,
c'est la consolation dérisoire de vieillir; la vie,
ce n'est peut-être tout de même que le bonheur !
20 ANTIGONE, murmure, le regard perdu. - Le bon-
heur...
CRÉON, a un peu honte soudain. - Un pauvre
mot, hein?
ANTIGONE, doucement. - Quel sera-t-il, mon
25 bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-
t-elle, la petite Antigone? Quelles pauvretés²
faudra-t-il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour,
Deux conceptions du bonheur
pour arracher avec ses dents son petit lambeau de
bonheur? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui
30 sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser
mourir en détournant le regard ?
CRÉON, hausse les épaules.- Tu es folle, tais-toi.
ANTIGONE. Non, je ne me tairai pas ! Je veux
savoir comment je m'y prendrai, moi aussi, pour
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s être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de
suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau
la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai
pour vivre.
CREON.- Tu aimes Hémon ?
40 ANTIGONE. - Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hé-
mon dur et jeune; un Hémon exigeant et fidèle,
comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doi-
vent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne
doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me
croire morte quand je suis en retard de cinq mi-
nutes, s'il ne doit plus se sentir seul au monde et
me détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi,
s'il doit devenir près de moi le monsieur Hémon,
s'il doit apprendre à dire « oui », lui aussi, alors
so je n'aime plus Hémon !
CRÉON.- Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.
ANTIGONE. - Si, je sais ce que je dis, mais c'est
vous qui ne m'entendez plus. Je vous parle de
trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne
ss pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse,
votre ventre. (Elle rit.)
Jean Anouilh, Antigone (1946), © La Table Ronde.
1. dérisoire: insignifiante, insuffisante.
2. pauvretés : actions médiocres.
1. Citez cinq expressions utilisées par Créon pour définir le bonheur de la vie (I. 1 à 19)
2. Quelle figure de style utilise-t-il?
3. Les termes utilisés sont-ils abstraits ou concrets ? Comment définir sa conception du
bonheur?
4. Quelles sont les pauvretés (1.26) refusées par Antigone? Citez le texte.
5. Quelle idée Antigone se fait-elle du bonheur ?
6.
De la ligne 40 à 50, par quelle conjonction les subordonnées circonstancielles sont-elles
introduites? Combien y en a-t-il ?
7. Quelles qualités Antigone attend-elle d'Hémon (relevez les adjectifs) ? Quelle idée Antigone
se fait-elle de l'amour ?
8. Relevez les termes qui renvoient à la vieillesse de Créon ? En quoi le conflit d'Antigone et de
Créon est-il aussi un conflit de générations. ?