Texte: Henri Barbusse, Le Feu, 1916
A travers la voix d'un poilu fictif, Henri Barbusse retrace son expérience
personnelle, le quotidien d'un soldat au coeur du premier conflit mondial.
Il ne pleut pas, mais tout est mouillé, suintant, lavé, naufragé, et la
lumière blafarde a l'air de couler.
On distingue de longs fossés en lacis où le résidu de nuit s'accumule.
C'est la tranchée. Le fond en est tapissé d'une couche visqueuse d'où le pied
J se décolle à chaque pas avec bruit, et qui sent mauvais autour de chaque
abri, à cause de l'urine de la nuit. Les trous eux-mêmes, si on s'y penche en
passant, puent aussi, comme des bouches..
Je vois des ombres émerger de ces puits latéraux, et se mouvoir,
masses énormes et difformes: des espèces d'ours qui pataugent et
To grognent. C'est nous.
Nous sommes emmitouflés à la manière des populations arctiques.
Lainages, couvertures, toiles à sac, nous empaquettent, nous surmontent,
nous arrondissent étrangement. Quelques-uns s'étirent, vomissent des
bâillements. On perçoit des figures, rougeoyantes ou livides, avec des
U salissures qui les balafrent, trouées par les veilleuses d'yeux brouillés et
collés au bord, embroussaillés de barbes non taillées ou encrassées de poils
non rasés.
Tac! Tac! Pan ! Les coups de fusil, la canonnade. Au-dessus de nous,
partout, ça crépite ou ça roule, par longues rafales ou par coups séparés. Le
20 sombre et flamboyant orage ne cesse jamais, jamais. Depuis plus de quinze
mois, depuis cinq cents jours, en ce lieu du monde où nous sommes, la
fusillade et le bombardement ne se sont pas arrêtés du matin au soir et du
soir au matin. On est enterré au fond d'un éternel champ de bataille; mais
comme le tic-tas des horloges de nos maisons, aux temps d'autrefois, dans le
2/ passé quasi légendaire, on n'entend que cela lorsqu'on écoute.
Une face de poupard,aux paupières bouffies, aux pommettes si
carminées qu'on dirait qu'on y a collé de petits losanges de papier rouge, sort
de terre, ouvre un ceil, les deux; c'est Paradis. La peau de ses grosses joues
est striée par la trace des plis de la toile de tente dans laquelle il a dormi la
30 tête enveloppée.
Il promène les regards de ses petits yeux autour de lui, me voit, me fait
signe et me dit :
- Encore une nuit de passée, mon pauv' vieux.
- Oui, fils, combien de pareilles en passerons-nous encore ?
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Il lève au ciel ses deux bras boulus. Il s'est extrait, à grand frottement,
de l'escalier de la guitoune, et le voilà à côté de moi. Après avoir trébuché sur
le tas obscur d'un bonhomme assis par terre, dans la pénombre, et qui se
gratte énergiquement avec des soupirs rauques, Paradis s'éloigne, clapotant,
cahin-caha, comme un pingouin, dans le décor diluvien.
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