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Petit pays, Gaël Faye. Extrait, chapitre 23.
Ce livre, d'inspiration autobiographique met en scène Gaby, qui raconte l'histoire de sa vie et celle de son pays, ayant passé son enfance
entre le Burundi, le Rwanda et la France pendant la période du génocide au Rwanda.
Dans cet extrait, le climat de violence lié au contexte gagne peu à peu les amis de Gaby, le narrateur. Répugné par cette violence, il se
réfugie chez sa voisine, Mme Economopoulos, qui a une bibliothèque très fournie. Elle lui prête des livres et ils en discutent, et l'univers de
la littérature lui donne une bouffée d'oxygène et découvre en lui des choses ignorées jusqu'alors.
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Chaque fois que je lui rapportais un livre, Mme Economopoulos voulait savoir ce que j'en avais pensé. Je me demandais
ce que cela pouvait bien lui faire. Au début, je lui racontais brièvement l'histoire, quelques actions significatives, le nom des
lieux et des protagonistes. Je voyais qu'elle était contente et j'avais surtout envie qu'elle me prête à nouveau un livre pour
filer dans ma chambre le dévorer.
Et puis j'ai commencé à lui dire ce que je ressentais, les questions que je me posais, mon avis sur l'auteur ou les
personnages. Ainsi je continuais à savourer mon livre, je prolongeais l'histoire. J'ai pris l'habitude de lui rendre visite tous les
après-midi. Grâce à mes lectures, j'avais aboli les limites de l'impasse, je respirais à nouveau, le monde s'étendait plus loin,
au-delà des clôtures qui nous recroquevillaient sur nous-même et sur nos peurs. Je n'allais plus à la planque, je n'avais plus
envie de voir les copains, de les écouter parler de la guerre, des villes mortes, des Hutu et des Tutsi. Avec Mme
Economopoulos, nous nous asseyions dans son jardin sous un jacaranda mimosa. Sur sa table en fer forgé, elle servait du thé
et des biscuits chauds. Nous discutions pendant des heures des livres qu'elle mettait entre mes mains. Je découvrais que je
pouvais parler d'une infinité de choses tapies au fond de moi et que j'ignorais. Dans ce havre de verdure, j'apprenais à
identifier mes goûts, mes envies, ma manière de voir et de ressentir l'univers. Mme Economopoulos me donnait confiance
en moi, ne me jugeait jamais, avait le don de m'écouter et de me rassurer. Après avoir bien discute, lorsque l'après-midi
s'évanouissait dans la lumière du couchant, nous flånions dans son jardin comme de drôles d'amoureux. J'avais l'impression
d'avancer sous la voûte d'une église, le chant des oiseaux était un chuchotis des prières. Nous nous arrêtions devant ses
orchidées sauvages, nous faufilions parmi les haies d'hibiscus et les pousses de ficus. Ses parterres de fleurs étaient des
festins somptueux pour les souimangas et les abeilles du quartier. Je ramassais des feuilles séchées au pied des arbres pour
en faire des marques-pages. Nous marchions lentement, presque au ralenti, en traînant nos pieds dans l'herbe grasse,comme pour retenir le temps, pendant que l'impasse, peu à peu, se couvrait de nuit.

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