Etude grammaticale
Contexte : le personnage principal a tué un homme, il assiste à son procés où son
avocat tente de prendre sa défense. L'avocat parle en disant « je » comme s'il était lui-
même le meurtrier. Le personnage s'interroge sur ce qu'il entend et nous suivons ses
pensées.
Moi, j'ai pensé que c'était m'écarter encore de l'affaire, me réduire à zéro et, en
un certain sens, se substituer à moi. Mais je crois que j'étais déjà très loin de cette
salle d'audience. D'ailleurs, mon avocat m'a semblé ridicule. Il a plaidé la provocation
très rapidement et puis lui aussi a parlé de mon âme. Mais il m'a paru qu'il avait
beaucoup moins de talent que le procureur. «Moi aussi, a-t-il dit, je me suis penché
sur cette âme, mais, contrairement à l'éminent représentant du ministère public, j'ai
trouvé quelque chose et je puis dire que j'y ai lu à livre ouvert. » Il y avait lu que j'étais
un honnête homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui
l'employait, aimé de tous et compatissant aux misères d'autrui. Pour lui, j'étais un fils
modèle qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu'il l'avait pu. Finalement j'avais
espéré qu'une maison de retraite donnerait à la vieille femme le confort que mes
moyens ne me permettaient pas de lui procurer. « Je m'étonne, Messieurs, a-t-il ajouté,
qu'on ait mené si grand bruit autour de cet asile. Car enfin, s'il fallait donner une preuve
de l'utilité et de la grandeur de ces institutions, il faudrait bien dire que c'est l'État lui-
même qui les subventionne. »> Seulement, il n'a pas parlé de l'enterrement et j'ai senti
que cela manquait dans sa plaidoirie. Mais à cause de toutes ces longues phrases, de
toutes ces journées et ces heures interminables pendant lesquelles on avait parlé de
mon âme, j'ai eu l'impression que tout devenait comme une eau incolore où je trouvais
le vertige.
À la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l'espace des
salles et des prétoires, pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d'un
marchand de glace a résonné jusqu'à moi. J'ai été assailli des souvenirs d'une vie qui
ne m'appartenait plus, mais où j'avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de
mes joies: des odeurs d'été, le quartier que j'aimais, un certain ciel du soir, le rire et
les robes de Marie.
Extrait du chapitre 4 de la deuxième partie de L'Etranger - Albert Camus
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