Bonjour
Je n arrive pas a contracter mon texte (en dessous) pouvez vous m aider svp
Il y a un exemple que je prends souvent parce qu’il est à la fois simple et profond : c’est celui de ma mère qui, quand j’étais enfant, me répétait toujours : « L’école, ça n’a jamais été mon truc, ça ne m’a jamais intéressée », comme le disent les frères de Didier Eribon dans Retour à Reims. Quand ma mère le disait, pour moi ce n’était qu’une phrase, comme ça, insignifiante, juste un détail sur sa vie ou sur son caractère.
Mais quand j’ai lu Eribon, puis Bourdieu, j’ai compris que cette phrase n’était pas seulement un détail, une succession de mots et de sons, mais qu’elle révélait tout un système d’exclusion, de domination et de reproduc- tion sociale. Ma mère pensait qu’elle avait fait un choix en arrêtant l’école à 16 ans, mais elle ne se rendait pas compte que tout le monde dans son milieu, dans sa classe sociale, dans son village, avait fait la même chose et que donc sa décision était le résultat d’un détermi- nisme social, collectif. Elle ne voyait pas que pour les classes les plus privilégiées, faire des études est une évi- dence, alors que dans sa classe à elle, c’est une chose presque impossible. Ce que ma mère pensait comme un choix, comme une petite caractéristique individuelle à peine intéressante à raconter, avait en fait un sens très profond : les femmes dans son cas, nées dans un milieu pauvre, dans un petit village loin de tout, étaient dans l’ensemble prédestinées à cette vie, à ne pas faire d’études, à avoir des enfants très jeunes, comme la mère de Didier Eribon. Tout à coup, après la lecture de Retour à Reims, une simple phrase de ma mère avait un sens vertigineux, presque infini, qui disait quelque chose sur le monde, sur les inégalités sociales, la
reproduction, le destin – les des- tins collectifs.
Beaucoup d’éléments, de scènes, de paroles entendues pendant mon enfance se sont mis à émerger, par le sens qu’ils avaient et que je découvrais. C’était comme si je vivais mon enfance après l’avoir vécue, tout à coup ma vie prenait de l’épaisseur, de la profondeur parce que je voyais des choses que je n’avais pas pu voir au moment où je les vivais, qui n’avaient pas eu d’existence dans ma conscience. Des journées, des heures entières se met- taient à exister, elles étaient arrachées au néant. Retour à Reims, et les rares livres du même ordre, semblent avoir une capacité à rallonger la vie, d’une façon quasi magique ; une enfance sur laquelle je n’aurais eu que quelques mots à dire devenait beaucoup, beaucoup plus longue à raconter que ce que j’aurais jamais pu imaginer. Je restitue dans mon premier roman, celui justement que j’ai dédié à Didier Eribon, comment, dans mon enfance, entre onze et treize ans, tous les jours au collège deux garçons m’attendaient dans un couloir pour me cracher dessus et me traiter de « pédé » : à l’époque, je pensais que cette situation, ces crachats qui coulaient sur mon visage étaient simplement dus au fait que ces garçons me haïssaient personnellement à cause de mon homosexualité, ou que leur comportement s’expliquait par une forme de méchanceté personnelle.
Je ne me rendais pas compte que c’était le produit de toute une histoire de l’homophobie, de centaines d’années de discours homophobes qui avaient rendu possible et pensable ce crachat pour ces garçons, d’une situation de classe aussi, étant donné le poids du mascu- linisme dans une bonne partie des classes populaires. Bref, il m’a fallu un livre comme Retour à Reims pour comprendre tout ça, pour me rendre compte que même nos larmes sont politiques, que les larmes que je versais après avoir reçu les crachats étaient politiques, parce qu’elles étaient rendues possibles par cet entremêlement d’histoire politique, sociale, culturelle. Peut-être que si j’avais grandi dans un autre monde, à un autre moment, dans un autre pays, dans une autre classe sociale, je n’aurais pas reçu ces crachats. Et c’est à partir du moment où on se rend compte que même une chose aussi anecdotique que nos larmes ont un sens, qu’elles disent quelque chose de la vérité du monde, sur la vérité du monde, qu’on peut les raconter.
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