Texte 9 - Driss Chraïbi, La Civilisation, ma Mère !.... II partie, 1972. La Civilisation, ma mère !... est un roman autobiographique dans lequel Driss Chraïbi critique la condition faite aux femmes dans la société marocaine. Dans l'extrait suivant, la mère du narrateur s'explique pour la première fois en s'adressant à son mari. Dis ? mon âme ? à quoi ressemble-t-elle ? à une gousse d'ail que l'on écrase dans un mortier ou à un balai que l'on remise derrière une porte ? Elle est à l'abri depuis toujours, alors qu'elle voudrait avoir froid, je le sais. Oui, froid. Et faim et soif et joie et misère et vie de tout ce qui existe au-delà de cette porte en chêne clouté et qui n'existe pas pour moi, jamais, d'aucune 5. façon, et dont je ne sais presque rien, hormis les ordres et les modes d'emploi que tu n'as cessé de me donner, la morale dont tu me graisses, les rênes dont tu me brides et les ceillères dont tu m'aveugles. Cent fois oui, j'aurais préféré être un de ces va-nu-pieds que tu méprises. J'aurais au moins appris la rugosité de la terre. Savoir la valeur de ma subsistance que j'aurais arrachée au sol, ressentir la chaleur du soleil, les averses croulant sur ma tête nue. Tant de 10. peuples relèvent la tête, acquièrent leur liberté, alors pourquoi pas moi ? Et quelle différence y a-t-il entre mes propres enfants et moi ? Pourquoi ont-ils eu, eux, l'occasion de savoir d'où ils venaient, qui ils étaient, et vers quoi ils se dirigent - et pourquoi pas moi ? Parce que je suis une femme ? Parce que je suis ton épouse? A ce compte-là, il fallait te marier avec ton propre portrait. Oui, monsieur, oui. Me voici à l'âge de trente-sept ans et je vais te dire : je ne sais 15. rien. Rien du peuple parmi lequel je suis née, de la terre qui m'a nourrie, rien de ma propre culture, de mes propres origines, de ma propre langue, de ma propre religion. Elle a encore haussé le ton jusqu'à se briser la voix et briser son océan contre ce rocher qui s'appelait son époux. Puis elle s'est tue. Je pouvais l'entendre reprendre sa respiration, je pouvais entendre le sang se calmer. 20. - Pendant tout ce temps-là, mon père n'avait pas dit un mot, ni toussé, rien. L'horloge à poids a sonné trois heures dans une ville déserte. Trois coups de cuivre rouillé. Ce fut comme si le vieux passé venait enfin de mourir pour nous tous qui étions là, dans cette maison : mon père, ma mère, moi...
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