Considérons en particulier la formation des concepts. Chaque mot est
automatiquement transformé en concept par le fait qu'il ne peut se borner au simple souvenir
de l'expérience unique et radicalement individuelle qui est à son origine et à laquelle il doit
son existence ; mais en outre il doit désigner d'innombrables cas plus ou moins semblables,
qui cependant ne sont jamais absolument identiques. Tout concept résulte de l'identification
de ce qui n'est pas identique. Il est certain que jamais une feuille n'est exactement semblable à
une autre. Il est non moins certain que le concept feuille dépend de l'abandon des
particularités individuelles, de l'oubli de ce qui diffère, et qu'il détermine alors l'idée d'une
chose qui serait « la feuille » à côté des feuilles ordinaires, en quelque sorte la forme-mère
d'après laquelle toutes les autres feuilles auraient été tissées, dessinées, colorées, festonnées ;
mais elles l'auraient été par des mains malhabiles de telle manière qu'aucun exemplaire
n'aurait reproduit fidèlement le modèle original. Que si nous déclarons qu'un homme est
<< honnête », pour quelles raisons, demanderons-nous, a-t-il aujourd'hui agi si honnêtement ?
Nous avons coutume de dire : à cause de son honnêteté. L'honnêteté ! En d'autres termes : la
feuille est l'essence des feuilles. En vérité nous ne savons rien de la réalité d'une qualité qui
s'appellerait «< l'honnêteté », tandis que nous savons reconnaître des actes individuels
innombrables et de ce fait différents, que nous identifions en rejetant leurs différences pour
les désigner communément du terme d'actes honnêtes; enfin nous distillons de ceux-ci une
qualitas occulta à laquelle nous donnons le nom d'« honnêteté ». Le fait de négliger
l'individuel et le réel crée en nous le concept et la forme; tandis que la nature ne connaît ni
formes ni concepts et par conséquent encore moins de genres, mais seulement un X
inaccessible et indéfinissable pour nous. Car même notre opposition entre individu et genre
est anthropomorphique et ne découle pas de l'essence des choses, quoique nous n'osions
cependant pas déclarer qu'elle ne lui correspond pas : ce serait proprement formuler une
affirmation dogmatique aussi impossible à prouver que son contraire.
Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral